Raisons d’être européennes : la raison d’être européen

Depuis bientôt un an, nous demandons aux entreprises d’entrer dans la nouvelle ère de la raison d’être. La dynamique est là et ce n’était pas gagné, car ce que nous faisons avec la raison d’être, c’est engager une grande part des entreprises dans de l’immatériel. On pourrait penser que des acteurs aussi matérialistes que les entreprises auraient été réticentes mais non…

Il y a indéniablement, un grand mouvement pour changer la manière de faire du business dans ce pays. L’entreprise se demande où elle va, l’entreprise se demande d’où elle vient. Elle cherche de plus en plus à comprendre son impact sur son environnement, et de plus en plus il lui est demandé de pouvoir expliquer cet impact. Ce n’est pas une mode française, c’est un mouvement de fond qui dépasse largement nos frontières. Je voudrais en rappeler quelques exemples récents :

  • Il y a cette récente interview de Klaus Schwab, le président fondateur du Forum économique mondial, plus connu sous le nom de Forum de Davos. Il y rêve d’un « capitalisme des parties prenantes » ; il estime que « les entreprises devraient publier les effets négatifs, les coûts externes, de leur production, c’est-à-dire devenir comptables de leur responsabilité écologique »…
  • Il y a la la lettre annuelle adressée par Larry Fink aux dirigeants des entreprises au sein desquelles BlackRock investit, dans laquelle il les interpelle sur la réalité de leurs efforts et la manière dont ils communiquent en faveur d’une croissance et d’une rentabilité durables.
  • Il y a encore l’intention annoncée par le gouvernement de chinois de mettre en place le contrôle social des entreprises. Pékin a déjà mis en place la notation de ses citoyens, elle devrait très prochainement l’étendre aux entreprises : sur la base des nombreuses données collectées par les autorités et surtout sur la base des données qu’elle estime importantes, la Chine pourra conditionner l’accès à son marché.

La pression sur la responsabilité des entreprises est de plus en plus forte : nous ne sommes plus dans la société de consommation, nous ne sommes pas encore dans la société de responsabilité. Nous sommes à une étape intermédiaire, celle de la société de la responsabilisation. Les consommateurs, les clients, les fournisseurs, les gouvernements exigent de l’entreprise qu’elle se responsabilise. La vraie question est de savoir comment elle va se responsabiliser, à l’aune de quoi cette responsabilité va être évaluée.

Sur ce sujet, chacun semble donc avoir sa petite idée. Je suis heureuse de savoir que la Chine et les Etats-Unis sont en train d’évaluer les conséquences sociales et écologiques de leurs marchés. Heureuse, mais inquiète, car je ne suis pas sûre que la Chine et les Etats-Unis se fassent la même définition que nous de ce qu’est une société socialement et écologiquement responsable.

En France, nous avons décidé d’agir en faisant confiance à nos entreprises, parce que nous connaissons assez la mentalité française et que nous la croyons assez bien articulée avec une croissance responsable. Certains de nos voisins européens suivent le même chemin…

Mais nous nous heurtons à un écueil que nous connaissons bien : la France ne peut pas avancer seule. Comme à chaque fois que nous parlons d’économie, les frontières nationales sont trop étroites. Notre seul moyen de faire avancer le sujet, c’est de le porter au niveau européen. Alors, bien sûr, nous invitons nos collègues de l’Union Européenne à développer des outils sur leur territoire – les nôtres ou d’autres, l’important étant que toutes les entreprises du marché unique aient l’opportunité de valoriser leur contribution sociale et environnementale.

Cependant, même en supposant que demain il existe une « raison d’être » européenne ou une « société à mission » européenne, nous pourrons certainement nous féliciter d’avoir poussé nos entreprises sur le chemin de la qualité. Mais nous serons assez vite confrontés au besoin de quantifier cette qualité.

C’est là que réside à mon sens le principal enjeu pour faire de la raison d’être un levier compétitif et stratégique au niveau européen. On peut se parer de toutes les vertus, ces vertus demeureront illisibles tant qu’on ne pourra pas les comparer.

Pour cela, il faut mener un travail de fond : comment valoriser les circuits courts par rapport à l’approvisionnement dans des pays éloignés ? Comment quantifier les efforts d’une entreprise pour garantir la parité dans les salaires ? Quel indicateur pour évaluer l’intégration de collaborateurs en situation de handicap ? 

Si l’Europe des 27 abandonne la réflexion, ou si la réflexion s’éparpille entre 27 Etats-membres, elle abandonnera aussi la réglementation à ses concurrents. Gardons en tête ce qui s’est passé avec les normes IFRS, que l’Europe est la seule à s’être engagée à appliquer obligatoirement et complètement pendant que les Etats-Unis et la Chine faisaient le choix d’une application partielle ou partiale. En déléguant sa souveraineté comptable à un organisme privé, l’Europe a délégué sa capacité à interpréter le bilan de ses entreprises. Si nous ne faisons rien, nous abandonnerons la comptabilité extra-financière en plus de la comptabilité financière.

Or, l’approche nationale de nos concurrents ne doit pas devenir l’approche internationale de nos entreprises. A ce jour, les critères européens en matière extra-financière sont extrêmement réduits : la directive du 22 octobre 2014 n’impose la publication d’informations non financières uniquement à certaines grandes entreprises ; et ces informations sont communiquées sur la base d’indicateurs clés de performance qui sont librement arrêtés par chaque acteur et ne sont donc pas harmonisés. Dès lors, il est difficile, voire impossible, de lire et de comparer la performance extra-financière de nos entreprises avec des lunettes européennes. Le risque, c’est bien que nous nous retrouvions contraints de faire cette lecture avec des lunettes chinoises ou américaines.

Il serait effrayant que nos entreprises – qui sont parmi les plus vertueuses en matière de ce qui était hier la responsabilité sociale et environnementale et qui devient de plus en plus aujourd’hui la raison d’être – soient contraintes de se fixer sur des standards extra-européens.

Je veux militer pour une initiative européenne en faveur de la raison d’être. Il faut que tous les pays d’Europe puissent donner à leurs entreprises, à travers la raison d’être, la société à mission ou les fondations d’actionnaires, les outils pour engager leur transformation vertueuse. C’est un travail essentiel à mener par les entreprises en parallèle du travail indispensable qui doit être mené par le politique, à savoir la construction européenne d’une notation extra-financière des entreprises, une notation qui puisse à terme conditionner l’accès à certaines commandes publiques, à certains emprunts, ou tout simplement à certains marchés.

Je suis profondément libérale : je crois dans les forces du marché ; mais je suis aussi profondément régulatrice : je crois dans la capacité de la puissance publique à orienter les forces du marché. Aujourd’hui, la raison d’être est devenue indispensable aux entreprises parce que les entreprises sont avant tout des aventures humaines et que l’humain du XXIe siècle n’a plus les mêmes préoccupations que celui du XXe. Cependant, il faut maintenant savoir comment encourager, accélérer, faciliter cette transformation. Et c’est là où je pense que des incitations ne sont pas seulement utiles, mais absolument nécessaires.

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