Gratifier les entreprises vertueuses

La demande de Bruno Le Maire à toutes les grandes entreprises qui auraient bénéficié d’aides de l’État contre la crise du coronavirus de ne pas verser de dividendes a été variablement accueillie : jugée symbolique ou démagogique, cette question est en réalité centrale pour répondre à une crise où ce ne sont pas tant les modèles économiques qui doivent changer, que le modèle de l’entreprise elle-même.

Lors des précédentes crises, ce difficile changement de perspective a toujours été occulté par la facile recherche de boucs-émissaires. En 2008, ils eurent pour nom subprimes, Lehman Brothers ou SPV. Le politique fut sollicité avec force pour faire le ménage et changer les règles du jeu, notamment en matière de surveillance prudentielle et de ratios de fonds propres. Mais aujourd’hui la crise économique a ceci de particulier qu’elle n’a pas d’origine économique.

Pour changer les règles du jeu, il faudra alors penser à changer les joueurs. Le rééquilibrage nécessaire du libéralisme passe par son recentrage sur l’entreprise, l’entreprise en tant qu’acteur social, territorial et sociétal. Une entreprise qui raisonne sur le long-terme en associant ses salariés à ses bénéfices et à ses décisions, en localisant ses approvisionnements et sa production en fonction de critères de durabilité autant que de rentabilité, en faisant de la sécurité et de la santé de ses collaborateurs une valeur aussi précieuse que leur formation… Cette entreprise est une entreprise du partage : partage de la valeur créée, partage de la chaîne de valeur et partage de ses valeurs. C’est l’entreprise du XXIe siècle, pas parce qu’elle incarne ce siècle mais parce qu’elle est la seule capable d’y survivre.

Les prochaines semaines et mois permettront très vite de distinguer entre ces entreprises qui considéreront la crise actuelle comme un premier avertissement ou comme un simple accident. Cela a d’ailleurs déjà commencé : d’un côté, certains grands groupes qui font pression sur leurs petits prestataires pour dégager de la trésorerie en allongeant leurs délais de paiement mais s’avèrent incapables de réduire les salaires de leurs dirigeants ; de l’autre, des entreprises qui font le choix inverse en avançant les paiements de certaines commandes ou en suspendant le versement des dividendes.

Il revient au politique d’accélérer et d’accentuer cette responsabilisation déjà en cours au sein des entreprises. Il faudra gratifier les entreprises vertueuses, mais pas seulement par des félicitations orales mais par des incitations comptables. Face à la pandémie, la santé physique des travailleurs comme la santé financière des fournisseurs sont ainsi des actifs essentiels qui doivent figurer dans le bilan de l’entreprise au même titre qu’un fond de roulement. A l’heure où l’Union Européenne s’est engagée à développer la notation extra-financière, il est grand temps de transformer les performances en récompenses.

Cela pourrait se traduire par le fléchage de certains financements, en faisant notamment en sorte que les entreprises engagées soient moins tributaires des soubresauts de la bourse ; ou par un accès privilégié aux marchés publics, voire au marché tout court. A l’inverse, il est légitime de requérir d’une grande entreprise qui viderait sa trésorerie pour distribuer des dividendes le remboursement des aides qu’elle aurait réclamées à l’État pour payer ses salariés.

Le bon sens plaide aujourd’hui pour un report des assemblées générales et un rééquilibrage du partage de la valeur, des actionnaires vers les salariés. Souhaitons toutefois que ce ne soit pas l’État mais les entreprises elles-mêmes qui prennent la décision de bannir de tels comportements à risque qui menacent autant leur image que leur viabilité. Car la solidarité de la société vis-à-vis des entreprises doit avoir pour corollaire la solidarité des entreprises vis-à-vis de la société.

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